Ma pire évaluation en matière de renseignement a été de sous-estimer les vastes manifestations contre la guerre qui ont eu lieu sur les campus à la suite des événements survenus en mai 1970 à l’université Kent State, dans l’Ohio.
Les violences liées à la convention nationale démocrate de septembre 1968 n’avaient pas été appréciées par beaucoup de gens et le candidat démocrate, le sénateur Hubert Humphrey, avait été battu par Richard Nixon lors des élections de novembre. Au cours de l’année 1969, Nixon en vient progressivement à la conclusion que la meilleure stratégie pour mettre fin à la guerre serait la « vietnamisation ». Il entendait par là le retrait progressif des troupes américaines parallèlement au renforcement de l’armée sud-vietnamienne. Nixon a annoncé ce plan au peuple américain dans un discours télévisé national en novembre 1969. L’opposition à la guerre n’a cessé de croître tout au long de l’année 1969, avec des manifestations anti-guerre plus importantes et plus étendues dans tout le pays.
Le 20 avril 1970, Nixon annonce que 115 500 soldats américains ont quitté le Vietnam et que 150 000 autres partiront d’ici la fin de 1971. Pour beaucoup, il semblait que sa stratégie de vietnamisation pouvait fonctionner. Cependant, à peine 10 jours plus tard, le 30 avril 1970, il annonçait que les troupes américaines et sud-vietnamiennes envahissaient le Cambodge pour attaquer le refuge des forces nord-vietnamiennes qui s’y trouvait.
De nombreux collèges et universités du pays ont été pris de convulsions et ont rapidement donné lieu à des manifestations tant pacifiques que violentes pour protester contre l’extension de la guerre au Cambodge. L’une de ces écoles était la Kent State University à Kent, dans l’Ohio, à une trentaine de kilomètres au sud-est de Cleveland, avec un campus de 20 000 étudiants. Le lendemain de l’annonce par Nixon du bombardement du Cambodge, le vendredi 1er mai, des violences dans les rues du centre-ville de Kent amènent le gouverneur à appeler la Garde nationale au travail. La nuit suivante, le samedi 2 mai, des manifestants ont mis le feu au bâtiment du Reserve Officers Training Corps (ROTC). Des éléments de la garde nationale de l’Ohio sont arrivés, utilisant des gaz lacrymogènes et des baïonnettes pour nettoyer la zone.
Le lendemain, le dimanche 3 mai 1970, 1 200 gardes sont présents sur le campus de Kent pour affronter les étudiants manifestants. Dans l’impasse qui s’ensuit, certains des gardes tirent sur la foule avec leurs fusils M-1. Lorsque la fusillade a cessé, il y avait quatre étudiants morts et neuf blessés.
À l’époque, mon travail, tous les lundis, consistait à me rendre au Pentagone tôt le matin, avant l’aube, pour lire les télétypes du FBI et les rapports ponctuels de l’armée qui étaient arrivés pendant le week-end. Je me suis concentré sur les incidents violents susceptibles d’impliquer, ou ayant impliqué, les forces de la Garde nationale. Ce niveau de violence serait toujours une condition préalable à tout appel ultérieur aux troupes de l’armée régulière. Après avoir examiné le trafic et fait mon évaluation, mon travail consistait à monter du sous-sol de l’AOC au bureau du sous-secrétaire des armées et à informer son assistant militaire de ce qui se passait, le cas échéant. Le sous-secrétaire était la personne civile chargée de gérer la mission de l’armée en matière de troubles civils, et lui et son bureau voulaient suivre de près tout ce qui pouvait évoluer vers une crise impliquant les troupes de l’armée.
En 1969, David McGiffert avait occupé le poste de sous-secrétaire et en avait appris suffisamment pour conclure que l’armée avait dérivé vers la collecte de certaines informations au niveau national par le biais de ses unités de contre-espionnage américaines qu’elle ne devrait pas collecter. Il avait en outre conclu qu’elle pouvait embarrasser l’armée si elle continuait sans être contrôlée. Bien qu’il se soit clairement exprimé à ce sujet, les dirigeants civils de l’administration et du ministère de la Justice n’étaient pas d’accord. En conséquence, diverses unités locales de contre-espionnage de l’armée ont continué à transmettre des rapports sur des manifestations prévues ou en cours qui n’étaient pas strictement nécessaires à l’exécution de la mission limitée de l’armée régulière en matière de troubles civils.
J’avais eu raison dans l’évaluation technique que j’avais donnée à l’assistant du sous-secrétaire, à savoir que la mort des étudiants de Kent State et les autres manifestations du week-end ne conduiraient pas à un engagement de l’armée régulière. C’était une évidence. Mais j’avais tout faux quand j’ai fait remarquer que les débordements seraient de courte durée et que les campus se calmeraient dans la semaine qui suivrait. La semaine suivante, au contraire, les manifestations ont rassemblé plus de 150 000 personnes à San Francisco et 100 000 à Washington, DC. Et dans différents collèges et universités, des gardes nationaux ont été déployés dans 16 États sur 21 campus, 30 bâtiments de ROTC ont été bombardés ou brûlés, et plus d’un million d’étudiants auraient participé à des grèves sur au moins 883 campus.